AROE: L’art du graffiti sans concession, entre chaos urbain et maîtrise totale.
Aujourd’hui, l’art arrive souvent tout emballé — léché, calibré, prêt à être collectionné. Mais AROE ? C’est un tout autre genre. Force brute venue de Brighton, il ne se contente pas de peindre des murs : il balance des uppercuts visuels en pleine ville, casse les codes et bouscule la culture visuelle contemporaine.
Chez AROE, pas de place pour l’introspection timide. Son travail exige l’attention. Ses fresques monumentales, réalisées avec une précision chirurgicale, ne laissent aucune place à l’ambiguïté — il s’impose comme une figure incontournable du graffiti. Son éveil artistique remonte à 1983, quand Buffalo Gals, l’ovni hip-hop de Malcolm McLaren, a éclaté à l’écran. Un tourbillon de breakbeats, d’énergie b-boy et de rébellion urbaine qui a jeté les bases de son parcours.
Dans ce clip, on retrouve la légende du graffiti Dondi, pionnier qui a élevé le tag au rang d’art. Comme le dit AROE : « Mon influence la plus évidente, c’est Dondi — c’est lui, dans le clip de Buffalo Gals, qui a éveillé mon intérêt. » Cette étincelle est devenue le noyau dur de son ADN créatif. Autodidacte, il affine son style sur le fil entre chaos et création. Sa typographie signature — massive, carrée, assumée — détourne les codes visuels corporate en actes de résistance. Le graffiti n’a pas besoin de crier pour exister, mais AROE, lui, s’assure qu’on l’entende.

Avec l’aimable autorisation de l’artiste
©AROE
L’essence même du graffiti, c’est la rébellion. Peu importe le nombre de toiles ou de galeries où j’expose, j’écrirai toujours mon nom sur des murs et des trains aux quatre coins du monde, car c’est ça, la véritable culture.
AROE
Pas de pochoirs. Pas de projecteurs. Aucun raccourci. À l’ère du pixel parfait, AROE reste brut — tout à main levée, sans filtre, sans pitié. Artisan de la bombe, il impose un savoir-faire, une rébellion contre les béquilles numériques de la créativité moderne.
Mais ne le réduisez pas à un slogan. AROE ne se revendique d’aucune cause, ne romantise pas la rue. Il évolue dans cette tension permanente entre chaos et maîtrise, entre violence brute et exécution millimétrée. Pour lui, le graffiti n’est pas seulement de l’art. C’est un acte de résistance.
Et son influence dépasse largement les frontières. De la conception de pochettes pour le rappeur new-yorkais Westside Gunn à la transformation d’espaces communautaires à Guadalajara, il laisse sa trace partout où il passe. Membre essentiel des crews MSK et Heavy Artillery, AROE n’est pas juste un acteur de la scène — il en est un pilier.
L’expression brute, authentique, n’est pas faite pour trôner sagement sur un piédestal — elle est faite pour te heurter, te marquer. Et dans les mains d’AROE, une bombe de peinture, ce n’est pas qu’un outil. C’est un cri de guerre, un manifeste, un héritage inscrit sur la toile mouvante du monde.
En février dernier, AROE a inauguré une grande rétrospective, AROE: From Then On, dans sa ville natale de Brighton, à la HELM Gallery de sa fille Eden Maseyk. On a discuté avec la légende pour en savoir plus sur son parcours, sa vision artistique et cette expo qui marque un tournant.
AROE, votre exposition rétrospective From Then On, organisée par votre fille Eden Maseyk, marque un moment important dans votre carrière. Qu’est-ce que cela vous fait de voir votre travail mis en valeur par un membre de votre famille, et quelle nouvelle dimension le regard d’Eden apporte-t-il à votre héritage artistique ?
AROE: Il y a beaucoup d’aspects dans l’implication d’Eden dans cette exposition que j’ai appréciés. Le premier, c’est le délai très court entre la proposition et l’ouverture de l’exposition — seulement 21 jours en tout. Le fait que ma fille, qui était sous une pression énorme, savait qu’elle pouvait compter sur son père pour livrer une exposition d’une telle envergure en si peu de temps, a été particulièrement touchant. Les 1 010 peintures ont été réalisées en 18 jours, ce qui m’a laissé du temps en plus pour créer l’installation dans la grande vitrine.
J’ai aussi pris plaisir à voir Eden composer les murs finaux en mosaïque, puisque j’avais peint la grande majorité des toiles comme des carreaux individuels. Cela a ajouté une couche supplémentaire de collaboration et d’implication, faisant de From Then On l’exposition dont je suis le plus fier parmi toutes celles que j’ai réalisées.
En tant que pionnier de la culture graffiti, comment percevez-vous son évolution depuis ses origines rebelles dans les années 1980 jusqu’à sa reconnaissance actuelle dans le grand public ? Pensez-vous que l’authenticité du graffiti est en danger à mesure qu’il devient plus accepté commercialement ?
AROE: Le graffiti dans le mainstream a toujours été un sujet controversé, et je pense que ceux qui s’y opposent n’y ont peut-être pas suffisamment réfléchi. Je reconnais qu’il existe deux camps distincts, chacun avec ses avantages et ses inconvénients : ceux qui sont invités, et ceux qui ne le sont pas. Mais au fond, les deux poursuivent le même objectif ; la seule différence, c’est « la gloire ou l’infamie ».
La liberté du graffiti — écrire son nom partout, recouvrir des bâtiments publics ou des trains pour projeter son identité dans la culture dominante — est différente du fait d’être invité ou autorisé à peindre, par exemple, un panneau publicitaire, même si cela revient aussi à diffuser son nom dans le grand public.
Dans vos fresques réalisées pour des communautés touchées par la violence et la pauvreté, comme à Guadalajara, comment conciliez-vous intégrité artistique et responsabilité d’utiliser l’art comme outil de guérison et d’émancipation ?
AROE: Peindre dans certains des endroits les plus extrêmes du monde m’a ouvert des portes que le simple fait de voyager n’aurait jamais pu ouvrir. Être présent sur place et créer quelque chose agit comme un égaliseur entre les gens — Soacha, en Colombie, ou les favelas au Brésil en sont d’excellents exemples.
Je ne pense pas que ce que je peins ou crée ait un impact significatif ; cependant, cela peut offrir une forme de répit face aux difficultés que ces personnes rencontrent dans leur vie ou leur communauté. Je ne ressens pas non plus de responsabilité ou de devoir particulier, si ce n’est celui d’être un être humain digne et de traiter chaque personne que je croise avec le respect qu’elle mérite.
Dans From Then On, vous explorez des thèmes comme les enjeux de société, la guerre ou l’identité masculine. En quoi ces thèmes continuent-ils à résonner avec vous, et pourquoi restent-ils selon vous pertinents aujourd’hui ?
AROE: Honnêtement, le concept même de la guerre me dégoûte. Il n’y a pas de guerre juste — seulement des psychopathes cupides qui envoient les pauvres et les classes populaires se battre pour sécuriser du pétrole, des minerais ou d’autres ressources. Je suis anti-guerre et anti-armes depuis aussi longtemps que je m’en souvienne. L’utilisation d’armes dans mon travail est volontairement moqueuse, pour dénoncer la manière dont la guerre et la violence nous sont imposées depuis l’enfance.
Quant à l’identité masculine, je trouve que c’est un sujet intéressant — comment trouver l’équilibre entre les attentes sociales, l’intégrité, la bienveillance, sans pour autant être perçu comme faible.
Votre collaboration avec Westside Gunn pour la pochette de l’album Hitler Wears Hermes V est marquante par son imagerie provocante. En quoi votre approche a-t-elle différé de votre pratique habituelle, et que représentait ce projet dans votre volonté de repousser les limites de l’art et du hip-hop ?
AROE: La pochette pour l’album de Westside Gunn était une image importante à peindre, et au lieu de contourner le sujet, j’ai choisi de l’affronter — en traitant une question ultra sensible de la manière la plus objective possible. Mon concept reposait sur l’idée que la haine s’apprend. J’ai donc représenté Hitler comme un robot programmé pour haïr, afin de souligner que c’est justement cela qui doit nous alerter : la possibilité que des individus ou des groupes soient conditionnés à croire collectivement à des idéologies qui, pour toute personne sensée, sont impensables.
Je tiens à être parfaitement clair : je ne cautionne en aucune manière, sous aucune forme, les actions de Hitler. Cette peinture illustre une idée — rien de plus.
Vous avez décrit le graffiti comme une forme de « one-upmanship », une manière de revendiquer son identité. Comment gérez-vous la tension entre compétition et communauté dans le monde du graffiti, et comment cela influence-t-il votre expression artistique personnelle ?
AROE: Le graffiti, c’est du one-upmanship pur et dur, comme tous les éléments fondamentaux du hip-hop. Je sais que les principaux piliers du hip-hop se sont développés séparément, avant d’être presque « packagés » comme une culture exportée de New York vers le Royaume-Uni du début des années 80, avide de nouveauté. Et ça a parfaitement fonctionné — ça nous a réunis, gamins, dans une compétition amicale (et parfois pas si amicale), où chacun pouvait gagner le respect des autres en excellant dans sa discipline. Par exemple, tu n’étais peut-être pas sportif, donc pas fait pour le breakdance, mais si tu étais un peu artiste et sans peur, écrire ton nom partout était ton moyen d’exister.
Il y aura toujours de la tension dans un environnement compétitif, mais le respect et la remise en question constante de sa place dans la hiérarchie te forcent à rester au sommet — ou à te battre pour y arriver. Se plaindre ou gémir ne fait pas de toi un grand — ça te rend faible. Sois le meilleur, ou ne pleure pas.
Votre travail récent adopte une approche plus abstraite, axée sur la couleur, l’émotion et l’intention. En quoi ce changement de style influence-t-il votre perception du graffiti, et que souhaitez-vous transmettre à travers cette nouvelle technique fragmentée ?
AROE: J’ai le sentiment que ce travail plus abstrait que je développe aujourd’hui n’est pas réellement nouveau ; il a toujours été présent dans mes peintures, dès le départ. C’est l’essence même du graffiti — simplement simplifiée, agrandie.
La relation entre la surface vierge et le graffiti, ainsi que les textures qui apparaissent quand le graffiti est effacé, jouent un rôle clé. Combinés à l’énergie et l’enthousiasme qui animent le geste, le mouvement et le rythme de la ligne écrite sur le mur, ces éléments forment le cœur de tout ce que je fais.
En repensant à votre carrière et à vos collaborations à travers le monde, quelle a été l’expérience la plus marquante pour vous, à la fois en tant qu’artiste et en tant que figure culturelle du mouvement graffiti ?
AROE : Avec du recul, le graffiti m’a donné une vie. Il m’a emmené dans des endroits que je n’aurais jamais vus autrement, et m’a fait rencontrer des personnes que je n’aurais jamais croisées sans ça. J’ai été témoin de la beauté comme de la laideur sous toutes leurs formes pendant mes voyages, et cela m’a apporté une profonde compréhension des gens et du monde.
En tant que vétéran de la scène graffiti, quels sont vos cinq artistes préférés, vivants ou décédés, et comment ont-ils influencé votre propre travail ?
AROE : C’est difficile de dresser une liste claire de cinq noms — trop de personnes importantes seraient laissées de côté. Je vais donc plutôt mentionner quelques épisodes clés, ce sera plus parlant.
L’influence la plus évidente reste Dondi, car c’est en le voyant faire du graffiti dans le clip de Buffalo Gals que mon intérêt s’est déclenché. Mon professeur d’arts plastiques au collège, M. Oxley, nous a aussi étonnamment encouragés à explorer le graffiti vers 1984/85. Il pensait que toute forme d’art qui avait un tel impact sur ses élèves — et sur la jeunesse en général — méritait d’être étudiée.
J’ai énormément appris sur la peinture pendant l’époque du crew DBS, qui a ensuite donné naissance au NT crew. Travailler avec le magazine Graphotism et devenir un artiste graffiti sponsorisé m’a ouvert beaucoup de portes, notamment en termes de contacts et de voyages au début des années 2000.
La formation du crew Heavy Artillery en 2006 — une sorte de super collectif réunissant des artistes partageant la même vision à travers le monde — a marqué le début d’une nouvelle phase dans ma peinture.
Quel conseil donneriez-vous aux jeunes artistes graffiti qui souhaitent construire une carrière durable, en équilibrant créativité, prise de risque et évolution du monde de l’art ?
AROE : L’essence même du graffiti, c’est la rébellion. Peu importe le nombre de toiles ou de galeries dans lesquelles j’expose, j’écrirai toujours mon nom sur des murs et des trains à travers le monde, car c’est ça, la véritable culture. Et je n’ai aucune excuse à faire pour ça.
Parlons de votre philosophie de l’art. Pensez-vous que votre manière d’allier chaos et structure, spontanéité et intention, influence aussi votre façon de vivre et d’interagir avec les autres ?
AROE : Ma philosophie de l’art, c’est de ne créer que des choses extrêmes — que ce soit d’une extrême beauté ou d’un extrême inconfort. Tout ce qui baigne dans la médiocrité ou qui est conçu uniquement pour décorer n’a, à mes yeux, aucune valeur.
©2025 AROE

Rédacteur collaborateur qui chronique le joyeux chaos de l’art contemporain — quand il peut s’y rendre. Survit grâce aux vernissages, aux opinions, une galerie, une œuvre à la fois. Considère l’espresso comme un repas.